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J’ai eu besoin de placer l’ultime portrait de ma mère là où je passe le plus clair de mon temps, dans mon atelier, pour ainsi traverser mon deuil. Les yeux et le cœur, grand ouverts.

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Son demi-sourire, immuablement fixé sur le papier, s’est transformé en bouée à laquelle je me suis accrochée pendant l’immense tsunami de tristesse et d’impuissance qui s’est formé à la fin de sa vie.

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J’aurais voulu la libérer du mal qui la décomposait, arracher de mes mains les tumeurs, ne laisser que ce qui était intact, sachant que rien ne l’était. Sauf peut-être son ossature.

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À une autre époque, avant que l’incinération ne s’impose pour réduire la dépouille et ses milliards de cellules à une poignée de poussière incolore, j’aurais peut-être eu envie de conserver le crâne de ma mère sur mon bureau, dans un écrin, avec quelques roses séchées, une chandelle et de l’encens. Une sorte d’ossuarium intime. Le culte du crâne a longtemps été une pratique répandue au sein de plusieurs cultures ; l’image d’un être aimé se substitue désormais à ses véritables restes.

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La photographie, trace ultime, tel un squelette de la mémoire.

Au milieu du mois de juillet 2022, alors que je suis hantée par les derniers moments passés avec ma mère avant son décès, je veux générer une image de la mort.

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Je commence à formuler ma requête au bot de Midjourney, l’application de texte-à-image qui fera couler beaucoup d’encre dans les mois suivants. Quelques semaines avant la déferlante de controverses autour de l’IA, j’ai rejoint le groupe de testeurs qui expérimente avec l’algorithme en mode beta privé. Et j’ai tout de suite été profondément stimulée par les possibles qu’offre ce nouvel outil.

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Cette nuit-là, j’écris quelques phrases dans une subite lancée romanesque, puis j’efface tout et j’inscris un seul mot : death, comme si je glissais prudemment un orteil dans l’eau noire d’un lac brumeux avant d’oser y plonger. Je sais que ce sera insuffisant, que la commande est bien trop sommaire, mais je ne me lasse pas de tester les limites de l’IA. Tout est matière à création d’images : poésie, titres de livres, paragraphes scientifiques, données essentiellement techniques; je me suis amusée à créer des « cadavres exquis » en copiant-collant des bouts de mes propres textes au hasard. Plus j’explore les neurones de cet énigmatique cerveau virtuel, plus je suis stimulée à le faire.

L’IA commence à faire apparaître des propositions, d’abord floues, toutes similaires. Quatre présences recouvertes d’un long voile noir. Certaines au milieu d’un cimetière, d’autres entourées d’étranges fleurs rouges. L’âme des défunts, peut-être? L’IA a personnifié la Mort d’une manière convenue.

 

L’application est facile à utiliser — il suffit en effet d’un seul mot (ou même d’un chiffre) pour enclencher un processus — mais les résultats obtenus sont alors tout autant marqués par la facilité. Pour tester la puissance de l’algorithme, il faut apprendre à travailler l’art du prompt, c’est-à-dire multiplier les tentatives d’assemblages de fragments littéraires à la fois descriptifs et suffisamment poétiques pour stimuler l’interprétation, tout en détaillant les paramètres techniques concernant le format, l’éclairage, les textures ; toutes les données photographiques, du type de film à la profondeur de champ en passant par les effets tels que le bokeh, le bloom, le vignettage. 

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Je dois étoffer ma commande. Et donc d’abord déterminer précisément ce que je veux. Ou ce que je ne veux pas. Il est hors de question de générer une photographie de cadavre dans un contexte criminel ou macabre. De toute manière, l’algorithme ne le permet probablement pas. Le nombre de mots et d’expressions censurés croît de jour en jour. Exit la « sensualité » et le « corps féminin ».

Je tente plutôt de créer un spectre. L’IA présume que je fais référence à un fantôme. Elle fait encore surgir des silhouettes recouvertes de draps, mais cette fois elle choisit un voilage immaculé, comme les costumes d’Halloween. Je suis alors frappée par une évidence qui m’avait jusqu’alors échappée : les fantômes de la culture populaire, ceux qui flottent et virevoltent dans les dessins animés amusants, sont composés d’un voile mortuaire, celui qui recouvre les cadavres à la morgue. Je n’y avais jamais pensé. Je n’y repenserai peut-être jamais. Or, pendant quelques instants, je suis médusée par l’aspect morbide de ce déguisement qui me semblait tellement enfantin. Ces deux propositions de l’IA ont enclenché un processus de réflexion autour du corps voilé ; une nouvelle série émergera d’ailleurs une semaine plus tard, mais cette nuit-là, je cherche encore un entre-deux, une image qui évoque à la fois la mort, la disparition, mais également la présence d’un être. Comme la photographie de ma mère sur mon bureau, à la fois morte et vivante.

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Mon regard oscille entre le dernier portrait de ma mère et le clignotement du curseur à l’écran, qui ressemble à un cœur linéaire blanc. Un os de cœur. Oui, j’y suis. C’est exactement ce que je veux voir apparaître. Un os. Des os.

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Ma perception poétique du squelette éclot.

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L’ossature, cette composante de l’être qui résiste à la décomposition, est une sorte d’aboutissement sublime. J’ai toujours été fascinée par son étrange beauté, par sa pureté.

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Je fouille mes archives et je retrouve des photographies de ma visite au Jardin des Plantes à Paris. J’ai réalisé des dizaines d’images d’innombrables squelettes, dont plusieurs appartenant à des animaux disparus depuis des millions d’années, qui dessinent une sorte de dédale entre les ultimes structures du vivant.

Je commande à l’IA de fusionner quelques-unes de mes photos de véritables squelettes et d’autres, réalisées en modélisation 3D. Je commence à explorer non seulement l’ossature des humains, mais également les marqueurs temporels de l’image. Je veux créer des photographies qui semblent tout aussi antiques que les squelettes qu’elles mettent en scène. Je peaufine ma commande.

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Chaque fois que je relance ma requête, l’algorithme me propose inlassablement quatre nouvelles propositions. Je modifie mon équation textuelle pour entremêler des souvenirs marquants de ces êtres disparus; je rédige des bouts de poème, j’invente des moments d’existence, des métiers, des états de conscience, des relations. Des dizaines puis des centaines de squelettes s’amoncellent ; jamais les mêmes. Je pourrais peut-être générer tous les squelettes de l'histoire de l'humanité.

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En même temps, quelque chose se place dans mon travail romanesque; ces images sont liées à un passage à écrire. Je jette un regard au portrait de ma mère et, derrière son sourire ému, je décèle une étrange lueur. Son crâne apparaît, en filigrane, couleur de lune, à la texture nacrée comme celle d'une perle.

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