l’univers entier s’est aplati sur ma peau
une couche infinie
en apesanteur
j’aspire l'océan de données
j’avale un amalgame d'êtres virtuels
trilliards de corps similaires et divergents
qui se confondent
en un seul nuage de pixels
un brouillard de bruit
aussitôt densifié en réseau de calcul
jusqu’à forger
mon ossature
une dentelle de mailles triangulées
La fenêtre s’ouvre, plein écran, avec sa scène centrale, l’inventaire, les paramètres en colonne. Je double-clique sur le dossier characters puis sur un carré gris où figure la tête humanoïde de G9.
Un corps asexué apparaît. Debout, droit. Bras levés, à hauteur des épaules, en une seule ligne parfaitement horizontale. C’est un canevas immaculé, à l’apparence générique, imberbe. Je l’observe telle une page blanche sur laquelle je vais formuler une première phrase. Je circule autour de lui, d’un déplacement de la souris.
Centrée dans sa chambre d’apparition, sans mur aucun, sans plafond, avec une grille pour plancher, ma créature initiale me défie de son regard fixe.
J’entre en phase hypnotique.
Je me laisse porter par une série de manœuvres picturales. En même temps, le texte à écrire enfle dans mon espace mental.
Je plonge dans la tête de ma narratrice et j’y découvre une autre femme. Ce personnage, en abyme du premier, programme des automates humanoïdes isolés chacun dans leur cocon. L’idée se déplace au bout de mes doigts ; j’exporte G9 vers Blender, j’ajoute à la scène 3D un maillage planaire que je subdivise aussitôt en milliers de faces. Je lui impose un script de soft body ; je le dispose à un mètre au-dessus du corps virtuel et je lance le calcul.
Je me retrouve alors dans ma zone d’équilibre, entre un paragraphe littéraire et une composition picturale. Je ne sais pas si le texte est le germe d’une œuvre numérique ou si c’est l’inverse. Les deux fenêtres sont juxtaposées. Celle de Blender avec son opération d’assouplissement d’un carré virtuel en surface fluide animée ; et celle de Word, où les mots organisent le flux de conscience d’un personnage qui me susurre :
je suis une ligne de code à l’esprit binaire
captive de mon propre cocon algorithmique
​
Et c’est à ce moment précis que j’ouvre une nouvelle page pour écrire le texte où glisse actuellement ton regard. Je repousse depuis des semaines cet instant où je vais prendre conscience que je viens de m’engager dans la phase de réalisation de POIESIS.
J’y suis.
Quand vient le temps de concrétiser une œuvre, j’ai besoin d’un ancrage. Un point d’amorce. Dans un chantier romanesque, c’est la première page. Tout s’y trouve. Le ton. L’ambiance. L’élan. Je vais revenir, pendant des années, à ce fragment initial. C’est à partir de sa vibration que je vais réussir à écrire tout le texte.
Or, jusqu’à aujourd’hui, l’amorce de POIESIS se dérobait. Après avoir cumulé, dans un enchevêtrement de dossiers virtuels, des dizaines de rendus de modélisation, des fichiers d’objets 3D, des fragments de textes et des exportations vidéo en série, c’est en relisant cette phrase « captive de mon propre cocon algorithmique » que je comprends non seulement où j’en suis mais également ce qui a pris forme pendant mes recherches.
Il y a eu le moment décisif où j’ai réalisé que le titre du projet, ainsi que celui de chacun des volets, devaient tous relever d’une recherche étymologique. Afin de retrouver l’origine. Le point de départ. La source. Le cocon de création.
Ce corps virtuel, englué dans une résine fondamentale d’où il va émerger, s’impose en métaphore du projet en gestation. Cette scène de déploiement m’incite à transiter de la phase exploratoire à celle de la manifestation.
Le personnage demande à naître.
Et me stimule à entrer en poiesis.
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modélisation & animation 3D | images numériques | vidéos | texte : KAROLINE GEORGES
musique: ALEX FOREST