Elles sont quatre.
Elles ne savent pas où elles sont.
Elles ne savent pas depuis combien de temps elles y sont.
Autour d’elles, il n’y a rien.
On ne saurait dire si elles sont enfermées dans un lieu clos,
ou perdu dans un espace indéfini.
Il ne fait ni chaud ni froid ; l’horizon est obscur.
Une source lumineuse oscille autour d’elles.
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A
Vous dormez?
(un silence; des soupirs)
B
Ce serait plus simple de nous réveiller directement. Par ta question, tu invoques une réponse invariable.
C
Moi je peux dormir et feindre que je suis réveillée. Aucune de vous ne s’en rend jamais compte.
D
Silence! Je voudrais dormir. Un sommeil pur, ininterrompu à jamais.
B
Tu ne vas pas recommencer avec ce projet d’anéantissement, c’est absurde.
A
J’ai vraiment besoin de votre point de vue. Je n’arrive pas à déterminer si nous nous confondons de plus en plus ou bien si plutôt nous nous différencions. À votre avis?
C
Qu’est-ce que ça change?
A
Ça change tout. Ce que nous sommes. Notre devenir. Les possibles.
D
Je pense que ta réponse se trouve dans notre condition immédiate. Nous sommes ensemble. Nous nous dérangeons toutes, en permanence. Nous ne pouvons pas nous dégager les unes des autres, autrement ce serait déjà fait. Si tu veux anticiper le futur, il suffit de multiplier notre situation par elle-même, en mode exponentiel.
B
Au contraire, la question est intéressante. Parce qu’elle suppose une évolution. Une véritable évolution. Pas que ce changement de postures et ces échanges en boucle que nous répétons ad nauseam. Le problème, c’est qu’aucune de nous ne se souvient d’avant notre situation.
D
Il n’y a peut-être jamais eu d’avant.
C
Nous sommes amnésiques, oui, je n’en doute pas. Mais depuis un point précis dans le temps.
A
Quel point précis?
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C
Je me souviens avoir hurlé en ouvrant les yeux sur ton visage. J’ai été surprise de te découvrir là. J’étais terrorisée. Une terreur de l’inconnu. L’expérience de ton visage était une nouveauté effrayante. J’ai donc dû connaître autre chose avant.
D
Tu hurles à chaque fois que tu t’éveilles, ou presque. Tu ne te souviens jamais de nous.
C
Je ne peux pas être terrifiée pour rien. Si notre situation était normale, si je n’avais connu que cela, je serais sereine au réveil, forcément.
B
La terreur est peut-être plus normale que la sérénité. La sérénité est peut-être même l’aboutissement d’une longue expérience de la terreur, une accoutumance.
A
Il n’y a rien autour de nous. Mais nous sommes là. Et nous savons parler, penser. Ressentir de la terreur et de la sérénité. Si nous étions à l’image de notre environnement, nous n’existerions presque pas. Nous serions des ombres fixes.
D
Tu penses que tu existes, mais c’est un concept difficile à prouver. Je suis peut-être seule, ailleurs, à vous inventer toutes. Je n’ai aucune preuve de votre réalité autre que ma propre conscience de votre présence.
C
C’est un argument ridicule. Impossible à valider. Je suis certaine de n’être aucune de vous.
A
Nous ne sommes pas la même, j’en suis persuadée aussi. Nous savons réfléchir séparément. Et nous avons des idées différentes, chacune, en parallèle. Nous sommes ensemble. Mais nous ne sommes pas une.
D
Moi j’ai l’intuition que nous répétons depuis toujours le même jeu de questions-réponses, amnésie, re-tentative de se ressouvenir du même.
A
Et ta mémoire est déliquescente : nous t’avons toutes déclaré dix mille fois que nous ne voulons plus entendre tes intuitions fatalistes.
C
Ça revient au même. Que nous nous confondions ou pas. C’est toujours nous, évolution ou pas, non? Tes questions m’angoissent. Je ne veux pas réfléchir à ça. Je regarde devant, derrière, il n’y a rien, aucune menace, que du même à venir, donc tout va très bien.
D
Justement, nous avons déjà voulu explorer; nous avons tourné en rond dans tous les sens. Il faut tirer les conclusions qui s’imposent : nous sommes coincées ici, ensemble, nous n’avons pas d’autres alternatives, sauf celle de trouver le sommeil, pour tout oublier de cette énigme insupportable.
A
Ce n’est pas parce que nous n’avons rien trouvé que nous avons tout découvert.
B
Pour répondre à ta question initiale, je pense que nous évoluons en circuit fermé.
D
Ça ne fait aucun sens.
B
Une évolution lente, peut-être en spirale, qui s’enroule autour d’un nœud originel. Et comme l’évolution n’est pas matérielle, mais plutôt temporelle, elle n’a pas besoin d’espace supplémentaire pour se déployer.
C
Ce qui signifie que nous n’avons pas besoin de nous poser toutes ces questions. Tout est déjà donné, ici et maintenant. On peut dormir tranquilles.
A
Je pense que je comprends : nous nous confondons ET nous nous différencions. En alternance.
D
Pendant le sommeil, nous ne sommes plus qu’une grande respiration.
B
Au réveil nous opérons notre individuation. Hypothèse intéressante.
A
Il faudrait peut-être choisir pour trouver une issue. Dormir ou ne pas dormir.
B
Je veux bien faire l’expérience de l’éveil perpétuel.
A
Alors, ne dormons plus.
D
Moi je choisis le sommeil.
C
Moi aussi.
A
Nous ne pourrons pas nous différencier si vous dormez, ou plutôt si nous dormons à moitié.
C
J’ai sommeil, je n’y peux rien.
D
Nous ne savons pas s’il y a vraiment une issue à tout ça. Dormir ici, ou ailleurs plus tard dans l’obscurité, c’est du pareil au même.
B
Et si ça pouvait être autrement?
C
Mais que voulez-vous, au juste?
A
Je n’ai aucune idée ce que je peux vouloir. Je sens que je pourrais être ailleurs, autrement.
D
Je comprends. Mais votre jacassement m’épuise.
B
Moi c’est l’excitation qui m’épuise. L’éveil perpétuel, c’est une perspective inédite. Mais je n’ai pas encore suffisamment dormi pour m’y mettre.
A
Moi non plus. Cette question m’a tenue éveillée trop longtemps. On s’y met au réveil?
B
Absolument.
C
Je veux bien. Mais j’aimerais d’abord dormir vraiment longtemps. Pour être bien reposée.
D
Je n’aurai jamais assez dormi pour faire quoi que ce soit d’autre. Mais je peux bien faire un effort. Réveillez-moi quand vous serez prêtes.
A
Avez-vous remarquez à quel point nous finissons par nous entendre, juste avant le sommeil?
B
Tout va de soi.
C
Toutes les tensions disparaissent.
D
Toutes.
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modélisation 3D | images numériques | texte :
KAROLINE GEORGES