top of page
Karoline Georges
Karoline Georges

1987, entre Noël et le jour de l’An. Je suis enfermée toute seule dans ma chambre, avec mon premier appareil photo : un Polaroïd que mon copain vient de m’offrir en cadeau. Je ne connais rien à l’éclairage ; je n’ai aucune notion de composition picturale. Mais je suis intriguée par cette petite machine qui révolutionne la manière de créer une image. Nul besoin d’aller porter le film au comptoir d’un Centre de la photo et d’attendre pendant des jours le développement des négatifs et l’agrandissement de photographies. La popularité du Polaroïd tient essentiellement à son instantanéité. L’image apparaît aussitôt après la prise de vue, crachée par la bouche de l’appareil avec un bruit futuriste, une sorte de glissement robotique joyeux.

J’appuie sur le déclencheur, le retardateur me permet de prendre la pose et le flash se déclenche dans un éblouissement de lumière bleutée. Je peux déchirer le résultat et faire disparaître mon autoportrait immédiatement après la prise de vue — ce que je fais, avec la plupart de mes tentatives photographiques. Très vite, je constate que je n’aime pas mon image. Pourtant, je ne suis pas complexée par mon apparence. Quand je m’observe dans un miroir, je perçois les formes de mon visage depuis la position de mes yeux ; mon regard opère une légère plongée sur l’ensemble de mes traits et, alors, je me reconnais. Sans que je puisse m’expliquer pourquoi, ce point de vue sur ma propre physionomie me rassure. C’est mon visage. C’est ainsi que je voudrais être vue. Or, la plupart des portraits de moi m’apparaissent comme des faux-semblants. Je ne me reconnais pas. Je ne suis peut-être pas photogénique.

Quand j’amorce ma démarche photographique, quelques années plus tard, je tourne mon appareil vers l’autre. J’aime réduire ma présence jusqu’à n’être plus qu’un œil qui compose une équation visuelle. C’est une forme de méditation, une manière de me réapproprier le réel, de choisir ce qui est perçu. La photographie est une écriture de la lumière qui révèle les intrications de la matière et des formes du vivant. Quand je me transforme en pupille photographique, je parviens à trouver des réseaux d’harmonie en ajustant mon point de vue.

Parfois, le désir de me faire sujet ressurgit; je passe alors quelques heures à tenter de trouver une manière de me révéler, et, exception faite de quelques rares images en noir et blanc, avec un éclairage extrêmement contrasté au point de faire disparaître les détails de mon anatomie, la pratique de l’autoportrait ne m’a jamais satisfaite.

En photo, l’absence d’inversion de mon reflet m’indispose. Mon visage semble difforme. Il m’apparaît encore plus horrifiant quand quelqu’un d’autre me photographie ; je le découvrirai quinze ans après ma première séance d’autoportrait, quand je devrai prendre la pose pour la promotion médiatique de mon premier roman. Si j’ai eu la chance de rencontrer des portraitistes talentueux qui savaient trouver la clé pour déverrouiller mon visage, la plupart du temps les photographes de presse s’activent en accéléré. Et, chaque fois, avant même le premier déclenchement de l’obturateur, je sais déjà ce qui sera capturé : mon anxiété d’être photographiée. Comme si je me transformais en proie devant un prédateur.

finale00153-112306959.png
00128.png

Je ne sais pas poser. Je ne sais pas feindre le goût d’être photographiée. Je ne parviens pas à oublier que je me trouve devant un objectif, que celui-ci n’est pas situé là où il devrait être pour donner à voir celle que je vois dans le miroir ; comme je sais d’avance l’échec de l’opération, mon anxiété augmente de manière exponentielle au fil de l’épreuve.

Depuis quelques années, il est de bon ton de publier sur les réseaux sociaux des photographies avec une mention « sans filtre », comme s’il existait une image pure, qui révèle son sujet dans toute sa vérité, avec ses textures et proportions exactes. Les filtres altèrent en effet la photographie, mais cette opération vient s’additionner à une première étape de mise en image qui n’est absolument pas objective.

La photographie présente toujours un point de vue sous un éclairage particulier qui accentue ou adoucit certaines lignes du visage. Une prise en plongée au-dessus d’une tête allonge le front ; en contre-plongée, les lèvres semblent plus charnues, mais le dessin des cavités nasales peut horrifier. Une prise parfaitement frontale, à hauteur du regard, dissimule un double menton. Et c’est sans compter la posture faciale. L’état émotionnel est le plus puissant des filtres photographiques. Un sourire tire les traits à la manière d’un lifting ; une expression sérieuse les alourdit.

Chaque point de vue photographique déforme, améliore ou enlaidit son sujet ; chaque type d’éclairage met en lumière celui-ci de manière différente, au point de transformer radicalement son apparence.

Karoline Georges
Karoline Georges

En physique quantique, on le sait depuis longtemps : l’observateur modifie le sujet observé. L’art du portrait en est un qui amalgame le point de vue d’un photographe, la physionomie de son sujet et son état d’être au moment du déclenchement de l’obturateur. Le portrait résulte d’une rencontre, émotionnelle et physique.

Une photo « sans filtre » est donc d’abord un amalgame d’humeurs qui module les traits du visage, d’un jeu de lumière qui altère l’apparence des lignes de la matière, d’un choix de point de vue qui détermine la perspective sur le sujet.

Pour réussir à capturer une présence humaine avec une parfaite neutralité, sans aucun filtre ni illusion d’optique, il faudrait isoler le modèle, debout, sans aucune émotion, dans une pièce illuminée de manière égale, avec une lueur blanche qui élimine toutes les ombres, puis modéliser en 3D l’entièreté du sujet afin de restituer toute sa physionomie, sans l’aplatir ou l’allonger, sans choisir son meilleur ou pire profil. Bientôt, le portrait ne sera plus une composition picturale bidimensionnelle révélant davantage le talent du photographe que la vérité physiologique du modèle, mais bien plutôt une recomposition des vrais linéaments de la personne photographiée. Encore là, ce qui sera capté, par-delà le dessin de la physionomie, sera d’abord l’état d’être du modèle. Dans mon cas, on retrouvera fort probablement toute l’étendue de mon anxiété photographique, parfaitement répartie dans l’ensemble de ma présence physique, en très haute résolution.

À moins que je n’apprenne à m’amuser avec mon image… comme c’est le cas avec la suite de photographies synthétiques disséminées sur cette page.

Mon processus de création est détaillé dans le volet AUTOS.

images numériques |  texte :

KAROLINE GEORGES

HOMElogo_edited.png
bottom of page